de Ian MacCammon et traduit par Alain Duclos

Comment en arrive-t-on à décréter qu'une pente est sûre alors même que l'on est face à l'évidence quelle ne l'est pas ?
Une explication possible est que l'on est trompé par des mécanismes inconscients ou par des règles empiriques qui guident nos décisions dans la vie de tous les jours. De tels mécanismes fonctionnent bien pour gérer des risques quotidiens tels que ceux inhérents à la conduite automobile, à la traversée d'une rue, ou aux relations sociales. Mais, comme nous le verrons, les avalanches sont un danger particulier face auquel ces mécanismes sont inefficaces, voire dangereux. Ils nous mènent à une perception totalement faussée du danger, appelée "piège heuristique" par les spécialistes.

 



Six mécanismes sont particulièrement connus pour intervenir largement dans la vie quotidienne :

* L'habitude
* L'obstination
* Le désir de séduction
* L'aura de l'expert
* Le positionnement social
* La sensation de rareté

Parce que ces mécanismes marchent bien, et parce qu'on y a recours presque tout le temps, nous sommes peu préparés à nous méfier d'eux, même quand il s'agit de prendre des décision graves.

Pour étudier l'influence possible de ces 6 mécanismes dans les accidents d'avalanches, j'ai examiné 715 accidents aux Etats Unis entre 1972 et 2003, hors pratique professionnelle. Les données sont issues de plusieurs sources, dont les comptes-rendus publiés par le Colorado Avalanche Information Center (William and armstrong, 1984 ; Logan and Atkins, 1996) et divers sites web.

Evaluation de la prise de décision par les victimes

Pour évaluer approximativement le danger objectif encouru, j'ai calculé un "score d'exposition" à partir de 7 indicateurs de danger d'avalanche facilement reconnaissables :

  • Présence d'un couloir d'avalanche évident. 
  • Chute de neige >15 cm et/ou accumulation de neige par le vent dans les dernières 48 heures. 
  • Terrain typiquement dangereux. 
  • Indice de risque >3 pour le massif. 
  • Avalanches déclenchées à proximité au cours de dernières 48 heures. 
  • Dégel important 
  • Signes évidents d'instabilité (effondrements ou mauvais résultats de tests par exemple) 

La distribution des scores d'exposition montre que la plupart des victimes progressaient dans un couloir d'avalanche alors que de nombreux indices signalaient le danger (Figure 1)

A peu près les 3/4 des accidents se sont produits alors qu'il y avait au moins 3 indicateurs évidents de danger, conformément à ce qu'avaient déjà signalé plusieurs auteurs (Fesler, 1980 ; Smutek, 1980 ; Jamieson et Geldsetzer, 1996 ; Atkins, 2000 ; Tremper, 2001).

Nous allons voir comment chaque "piège heuristique" a pu influencer ces victimes, et pourquoi ces pièges auraient été difficiles à déjouer. Pour conclure, nous verrons si ces connaissances peuvent faire évoluer l'enseignement sur le risque d'avalanche.

Piège n°1: l'habitude

Par le mécanisme de l'habitude, se sont nos actions passées qui guident notre comportement dans les situations familières. Au lieu de se creuser la tête pour imaginer à chaque fois ce qui est le plus approprié, on se comporte simplement comme on l'a fait auparavant pour une situation similaire. La plupart du temps, ce mécanisme est fiable. Mais quand le danger change alors que la situation reste familière, l'habitude peut devenir un piège. 

Apparemment, il y a une tendance chez les groupes les plus entraînés à prendre des décisions plus risquées en terrain familier qu'en terrain nouveau. Une connaissance précise du terrain et des avalanches passées, ou l'effet des skieurs sur la stabilisation, ont certainement contribué à conforter cette tendance. Mais, étant donné le grand nombre d'accidents qui se sont produits en terrain familier, il apparaît que les groupes avaient largement surestimé la stabilité d'une pente connue. En somme, l'habitude semble avoir annulé les bénéfices tirés de l'apprentissage.

Piège n°2: l'obstination
Une fois que l'on a pris une décision initiale à propos de quelque chose, les décisions suivantes sont beaucoup plus faciles à prendre si on reste cohérent avec la première. Ce mécanisme permet de gagner du temps parce que l'on n'a plus besoin d'examiner toutes les informations pertinentes qui apparaissent au fur et à mesure que les choses avancent. Il suffit de coller à la première décision. La plupart du temps, ce mécanisme est fiable, mais il devient un piège quand notre désir de rester constant supplante l'effet que devrait produire la perception d'informations nouvelles, inhérentes à un danger imminent.

Notre étude montre que les groupes ayant un objectif marqué prenaient plus de risques que ceux moins motivés.
Dans leur livre "Snow Sense", Jill Fredston et Doug Fesler (1994) exposent les dangers du "syndrome de la vache" (le rush pour rentrer à l'abri) et du syndrome du lion (le rush pour accéder à tel sommet ou à telle pente). On imagine les résultats de ces deux comportements, avec une exposition aux avalanches qui va croissante lorsque la détermination à rentrer ou à continuer augmente.

Piège n°3: Le désir de séduction
Le désir de séduction correspond à la tendance à s'engager dans une activité dont on pense qu'elle nous fera remarquer ou accepter par des personnes que l'on aime ou que l'on respecte, ou par des personne dont on aimerait être aimé ou respecté.
Une des formes les plus courantes de ce mécanisme est évidemment la séduction de personnes de l'autre sexe. Pour les hommes, la tentative de séduction se manifestent souvent par des conduites à risque, particulièrement chez l'adolescent et chez le jeune adulte. Plusieurs études ont montré que, dans certaines circonstances, les hommes en présence de femmes se comportent avec plus d'esprit de compétition et d'agressivité, ou s'engagent dans des comportements plus risqués.

De la même façon, notre analyse a montré que les groupes mixtes ayant eu un accident avaient un score d'exposition plus élevé que les autres. Cette différence n'est pas due au fait que les femmes prennent plus de risques que les hommes : sur 1335 personnes impliquées dans des accidents d'avalanches, nous avons montré que les femmes avaient une probabilité plus faible d'être emportées. Il semble que les femmes évitent de participer à des sorties où la probabilité d'accident d'avalanche est forte.

Piège n°4: l'aura de l'expert
Dans de nombreuses des sorties, il y a un leader informel qui, pour diverses raisons, finit par prendre les décisions cruciales pour le groupe. Quelquefois, son ascendant est basé sur de meilleures connaissances ou sur une plus grande expérience de terrain ; d'autres fois il est basé seulement sur le fait d'être plus âgé, d'être un meilleur rider ou d'être plus péremptoire que les autres membres du groupe. De telles situations sont propices à développer l'"aura de l'expert" : le leader dégage une impression positive qui conduit le groupe à lui attribuer des compétences qu'il n'a peut-être pas.

Notre analyse a montré que, pour les groupes étudiés, les sorties avec un leader identifié avaient un score d'exposition bien plus élevé que les autres (des différences apparaissent aussi avec le niveau de compétences du leader). Ceci suggère que l'"aura de l'expert" a joué un rôle dans les décisions menant le groupe à l'accident, surtout pour les groupes nombreux et surtout pour les groupes menés par un leader inexpérimenté. En général, il apparaît que les groupes s'en sortent mieux quand ils utilisent des décisions consensuelles, que quand ils s'appuient sur un leader informel qui manque de compétences.

Piège n°5: le positionnement social
Le positionnement social est le mécanisme qui conduit à prendre plus ou moins de risques en fonction du fait que l'on est regardé ou non, et de la confiance que l'on a en ses propres compétences. En d'autres mots, quand une personne ou un groupe est confiant en ses compétences, il aura tendance à prendre davantage de risques en utilisant son habileté quand d'autres personnes sont là, que s'il n'y avait personne pour l'observer. A l'inverse, quand une personne ou un groupe n'a pas confiance en ses compétences, il aura tendance à prendre moins de risques s'il y a d'autres personnes dans les environs. Un exemple bien connu est la tendance de certains "riders" à s'exhiber juste sous les remontées mécaniques : les bons skieurs skient mieux en prenant plus de risques quand ils ont l'impression d'être regardés.

En comparant les scores d'exposition des groupes ayant rencontré d'autres groupes avant l'accident (211 cas) avec des groupes n'ayant rencontré personne (97 cas), je me suis rendu compte de la chose suivante : les groupes avec peu de connaissances sur les avalanches prennent moins de risques après avoir rencontré d'autres groupes, que des groupes similaires n'ayant rencontré personne. En revanche, les groupes ayant la sensation d'avoir un bon niveau prennent plus de risques après avoir rencontré un autre groupe.
Dans l'accident décrit en introduction, le groupe bien entraîné de Steve avait rencontré un autre groupe avant de s'engager dans cette pente classique, mais qui était alors très chargée de neige fraîche. Peut-être que la présence de l'autre groupe a influencé leur décision à travers le piège du "positionnement social", peut-être que non.

Piège n°6 : la sensation de rareté
Le mécanisme de la rareté est celui qui conduit à attribuer une valeur d'autant plus grande à une opportunité, que l'on risque de la perdre. Les habitués de la "fièvre de la poudre" après les grosses chutes de neige ont vu ce mécanisme en action, avec des prises de risques disproportionnées dans le seul but de faire la première trace.

En comparant les scores d'exposition des groupes ayant rencontré d'autres groupes avant l'accident alors les pentes convoitées sont déjà tracées (180 cas) avec des groupes similaires visant des pentes vierges (31 cas), je me suis rendu compte de la chose suivante : les groupes visant des pentes vierges montraient une tendance nettement plus grande à ignorer des indices évidents de danger.

Il est important de noter que nos décisions induites par le phénomène de rareté sont opposées à ce que dicte la prudence : plus le risque est grand et plus la pente est tentante.

Les conséquences pour la formation aux avalanches
Malgré la part de l'inconscient dans la prise de décision, certains des résultats de notre études doivent être soulignés lors des formations :
* Il apparaît qu'un enseignement classique sur les avalanches n'a pas conféré aux victimes une probabilité plus faible d'être emportées.
* Ces formations avalanches classiques n'avaient pas doté les victimes d'outils efficaces pour la prise de décision.
* Les pièges de l'inconscient sont très attrayants car ils permettent des prises de décision rapides et faciles, ce qui n'est pas le cas de décisions issues de l'analyse.
* Enseigner seulement l'influence des facteurs humains ne suffirait probablement pas à réduire le nombre d'accidents d'avalanches.

Alain Duclos est ingénieur ENITA de formation, puis est devenu Guide de Haute Montagne, pisteur et artificier pour exercer sur le terrain. Il reprendra ses études avec un DEA (structures et dynamiques spatiales) puis une thèse de doctorat de géographie (étude des conditions de départ des avalanches de plaques). Aujourd'hui, il dirige la société ALEA (avalanches : localisation, études et actions), specialisée exclusivement dans le conseil et la formation pour la protection contre les avalanches. N'hésitez pas à le contacter sur son site web.

Un site intéressant : http://www.data-avalanche.org

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